Des Justes à Montségur

Le 27 mai 2014, l’Institut Yad Vashem de Jérusalem décerne le titre de Juste parmi les Nations à François et Antonine TENA, à leurs enfants Janine, Pierre et Georges ainsi qu’à Denise SERRET.
En 2016, lors d’une émouvante cérémonie, la médaille et le diplôme de Justes parmi les Nations leur sont remis à titre posthume en présence de leur famille et de celle de Georgette et Thérèse SZERER, les deux enfants qu’ils ont cachées et sauvées de 1942 à 1945.
Amédée et Renée TENA ont depuis également reçu le titre de Justes parmi les Nations pour avoir sauvé Anna SZRAJBE.

Allocution d'Eric SPITZ, Préfet de la Drôme
Cérémonie des Justes parmi les Nations
Montségur-Sur-Lauzon
Août 2016

« Il n'est pas si facile de parler de ces années terribles durant lesquelles la France vaincue a laissé la place à l’État français, au régime de Vichy qui incarna la France soumise, la France résignée à son funeste sort, l'Etat français qui s'est laissé entraîner dans la compromission et la collaboration, aveuglée par la haine et renonçant aux idéaux de la République.

Il n'est pas si facile d'évoquer ces moments tragiques où, pour quelques dizaines de milliers de résistants, la France comptait autant de collaborateurs et quand des millions d'hommes et de femmes se contentèrent d'attendre, sans même parfois seulement espérer.

Mais il y eut une poignée de Justes, des hommes et des femmes qui ne parlaient ni d'honneur, ni de devoir, ni de pitié, ni de compassion, qui ne parlaient de rien d'ailleurs, mais qui vivaient tout simplement d'amour.

Leur destin est chaque fois le même : celui de gens ordinaires qui vivaient au quotidien, fidèles sans même s'en rendre compte, à des principes de vie très simples. Que ces principes leurs fussent inspirés par leur foi ou par leurs convictions humaines, qu'importe ? Ils furent une poignée à donner un sens au mot "humanité".

Je ne vous dirai pas qu'ils furent l'honneur d'un peuple. Je ne vous dirai pas qu'ils incarnaient la Nation. Je ne vous dirai pas qu'ils sauvèrent notre âme. Je ne veux pas considérer ce qu'ils ont fait, en dehors du cadre ordinaire de leur vie ; ce serait trahir l'élan spontané qui les a conduits à accueillir deux enfants Georgette et Thérèse Szerer en danger, en France il y a 76 ans - c'était hier - parce qu'elles étaient juives.

Ce serait en faire des héros, et en cela, donner une bonne excuse à tous ceux qui ne firent rien, à tous ceux qui ont fermé les yeux, à tous ceux qui se sont contentés d'attendre.

Je ne veux pas les considérer comme des héros, parce qu'à la banalisation du mal, aujourd'hui comme hier, nous devons répondre par la banalisation du bien.

Ce ne furent pas des héros ; ce furent des Justes !

Le héros se transcende pour accomplir un acte extraordinaire. Le Juste se contente de demeurer lui-même, en essayant simplement de surmonter sa peur pour faire ce qu'il sait être son devoir d'homme.

Il n'est pas plus difficile d'être un Juste que d'être un héros. On ne choisit pas de le devenir. Les circonstances de la vie nous conduisent à faire des choix, celui du renoncement ou celui de l'engagement, celui de la résignation ou celui de la révolte, celui de l'acceptation ou celui de la rupture, celui de la bassesse enfin ou celui de l'idéal.

Quels que soient ces choix, un seul demeure essentiel, celui de la fidélité à tout ce qui nous anime, à tout ce qui nous porte, à tout ce que nous sommes, en conservant les yeux grands ouverts sur le monde et les mains tendues à l'humanité toute entière.

Le Juste répond à tous ceux qui ont fermé les yeux ou pire encore détourné le regard ; à tous ceux qui, au lendemain de la guerre, affirmèrent qu'eux-mêmes n'étaient pas responsables ; à tous ceux qui refusèrent de tendre la main ; à tous ceux enfin qui participèrent à la violence et à la haine ordinaires.

La réponse du Juste c'est celle du courage ordinaire, de l'engagement du quotidien, de la fidélité simple aux enseignements de nos pères.

Pourquoi fallut-il autant de temps pour qu'Antonine, Francis, Jeanine, Pierre et Georges Tena et Denise Cornillac-Serret soient reconnus Justes parmi les nations ?

Simplement parce qu'aucun d'eux n'avaient conscience de faire quelque chose d'extraordinaire. Simplement parce qu'en accueillant un enfant dans leur foyer, même pour le cacher, même pour le protéger, même pour le sauver de la folie des hommes ; ils n'avaient le sentiment d'agir que de la manière dont chacun aurait dû se comporter.

C'est cet enseignement-là qui nous conduit à nous interroger sur ce que nous sommes quand tout bascule, et que notre monde s'abîme dans l'incertitude et le doute, dans la violence et la haine.

Antonine, Francis, Jeanine, Pierre, Georges, Denise, n'avaient ni le sentiment, ni la volonté d'être des exemples. Ils ne se sentaient ni plus courageux, ni plus engagés, ni plus déterminés que d'autres. Ils ne se sont jamais considérés comme des héros. Et en définitive, même s'ils avaient la conviction que ce qu'il faisait était juste, ils ne prétendirent jamais à une quelconque reconnaissance.

Ils n'étaient simplement qu'un instant d'humanité dans un monde déshumanisé, une simple flamme entretenue par leur amour véritable. C'est nous qui voyons dans cette flamme une formidable lumière dans les ténèbres.

Le souvenir des Justes est intimement mêlé à celui de la Shoah. Ils ne parviendront à sauver qu'un si petit nombre au regard des millions de juifs déportés et assassinés dans l'horreur des camps de la morts.

Les Justes de France formèrent une véritable chaîne de solidarité dans notre pays. Même si elle peut sembler si dérisoire, elle fut sublime, justement parce que si fragile et si faible.

Il y avait environ 320.000 juifs en France en 1940. 75 721 ont été déportés, 2566 seulement sont revenus, et parmi ces derniers presque aucun enfant.

La guerre nous révèle à nous-mêmes et la République a mis en avant ses héros, tous ceux dont le sacrifice et la gloire ont nourri l'engagement et ont servi de modèles à bien d'autres martyrs et bien d'autres héros.

Mais quelle place la République a-t-elle accordée à ceux qui, dans le quotidien de leur existence, incarnèrent autrement, avec la grandeur que confèrent la simplicité et le cœur, l'ensemble de son héritage et de ses idéaux ?

Le 18 janvier 2007, dans la Crypte du Panthéon, le Président de la République Jacques Chirac conférait aux Justes parmi les Nations de notre pays, une place légitime auprès des grandes figures de la France. Il y a fait inscrire leur action collective par ces mots : « (…) bravant les risques encourus, ils ont incarné l’honneur de la France, les valeurs de justice, de tolérance et d’humanité »

Les noms d'Antonine, Francis, Jeanine, Pierre et Georges Tena, celui de Denise Cornillac-Serret, étaient parmi les anonymes et seront désormais inscrits sur le mur d'honneur du Jardin des Justes parmi les Nations du Mémorial de Yad Vachem à Jérusalem. Leurs noms seront également inscrits dans l'allée des Justes, près du Mémorial de la Shoah à Paris.

Ils rejoignent aujourd'hui les noms des 3925 français inscrits au livre des Justes, ce livre qui ne doit jamais se refermer parce que bon nombre sont encore anonymes, refusant les honneurs, ignorant le plus souvent qu'en accomplissant simplement leur devoir d'homme, ils incarnent le meilleur de l'humanité.

Ils serviront de phares et de modèles aux nouvelles générations.

Parce que le Monde d'aujourd'hui n'est pas devenu plus juste ; parce que les mêmes haines, les mêmes rancœurs, les mêmes bassesses peuvent nous conduire à connaître de nouveau l'ignominie, la terreur et la honte ; parce que l'Humanité n'a de sens que dans ces valeurs si fragiles de la fraternité et de la tolérance ; parce que tout peut à nouveau basculer si nous ne parvenons pas à surmonter nos peurs et si nous jetons aux orties tout ce que nous avons patiemment tissé depuis la fin de la seconde guerre mondiale, pour donner à notre Monde l'espérance de l'unité et de la paix ; parce que rien n'est jamais acquis à l'homme et que si nous n'y prenons garde l'Histoire, hélas, toujours se répète ; pour toute ces raisons, et au-delà de notre simple vigilance, sachons transmettre la mémoire de ces crimes et la mémoire de ceux qui ont tenté de les empêcher.

"Venus de tous les continents - comme le dit Simone Veil - croyants et non-croyants, nous appartenons tous à la même planète, à la communauté des hommes. Nous devons être vigilants, et la défendre non seulement contre les forces de la nature qui la menacent, mais encore davantage contre la folie des hommes."

A la banalisation du mal, sachons opposer la banalisation du bien.

Et en l'espérant l'être nous-mêmes, apprenons à nos enfants à devenir, comme Antonine, François, Jeanine, Pierre, Georges et Denise, des Justes, c'est à dire tout simplement des gens bien. » 

www.memorializieu.eu

www.memorialdelashoah.org